Le Carnet Moleskine
Elle referme le carnet Moleskine de son père et plonge son regard vers la mer ! Perdue dans ses pensées, Juliette est partagée entre un sourire et pleurer. Elle sait !
« 8 octobre
En ce dimanche d’automne, la lande a pris une couleur de bruyères violacées. Je sillonne le Nord Cotentin, par la route touristique qui va de la Hague du côté de la maison de Prévert et descend jusqu’à Granville.
J’ai du mal à rester concentré sur la route car je suis attiré en permanence par les reflets de la mer, les dunes, et au loin les îles anglo-normandes.
En passant à l’aplomb de port Racine, le plus petit de France, je ralentis pour observer les quelques maisons qui dominent ce havre de paix, de roche et de verdure, qui donnent à la région un côté Irlandais.
L’une d’entre elles retient plus particulièrement mon attention, et je nous vois, un instant, sous sa véranda dominant la mer, avec une bibliothèque haute et bien remplie, une lunette d’observation pour passer des heures à lire, méditer, écouter de la musique, à t’aider à faire tes leçons, à laisser couler le temps tout simplement, dans de grands fauteuils de cuir ou d’osier.
Partout où je vais, j’aime imaginer l’endroit où je pourrais me poser ! ici cela me semble parfait !
Je continue ma route, je passe Goury et son célèbre phare, et me dirige vers le sud de la région.
C’est au détour d’un virage que j’ai le choc qui m’oblige à freiner brutalement et à m’arrêter sur le bord de la route. La voiture qui me suit d’un peu trop près me lance un coup de klaxon de peur et de colère . Je lui fais un signe d’excuse en lui montrant le paysage , et quand lui me fait un geste d’agacement , sa voisine sourit et lève son pouce devant une telle magie de lumière et de couleurs.
La baie d’Ecalgrain dit le petit panneau . Un paysage somptueux avec en fond le nez de Jobourg qui se fond dans une légère brume naissante, qui donne au lieu un côté mystérieux .
C’est là qu’il faut que l’on vienne…
Je décide que dès mon retour à Paris je ferai les petites annonces sur internet, et le tour des agents immobiliers et des études de notaire, pour voir ce qu’il y a à vendre ici.
Il y a là une petite maison de pierre qui semble abandonnée . Elle domine la Manche et les îles du haut de la colline où elle est perchée, avec son toit habillé de tuiles un peu percé, et des hortensias bleus et roses qui dépassent d’un petit muret derrière lequel se trouve probablement une terrasse.
C’est sûrement une ancienne maison de douaniers qui servait à ceux qui sillonnaient la côte à la recherche des contrebandiers.
Je grimpe la colline et m’approche de la maison . C’est le grand silence ! Je fais le tour , l’herbe a envahi ce qui doit pouvoir faire une terrasse, les volets sont fermés et certains cassés .
Sur la porte il y a comme un panneau blanc qui se révèle être un écriteau indiquant que la maison est à vendre et qu’il faut s’adresser à l’étude de Me Jacquin dont je note le numéro dans mon carnet.
De près, il semble que tout soit à refaire, les fenêtres derrières les volets cassés sont à changer et je colle mon nez à un des carreaux poussiéreux pour confirmer que même l’intérieur est complètement à revoir ! mais rien que la vue …
Je quitte la maison pour reprendre ma route et m’imprègne du paysage avant de repartir. Une petite halte à Jobourg, traversée du cimetière, pause près des hortensias bleus, et je pénètre dans l’église où une petite lumière derrière l’autel est allumée . Un moineau a élu domicile sur le chauffage.
Silence, recueillement, j’aime cette tranquillité des églises qui donne l’impression que rien ne peut arriver et où l’on peut se poser et penser à ceux que l’on aime..
Retour à la voiture, et tout au long de la route, jusqu’à Cherbourg, et sur l’autoroute jusqu’à Paris, une seule pensée m’obsède, la maison de la colline.
Je suis dans un état second, au point d’avoir une conduite quasi automatique .
Arrivé à Paris, je te retrouve mon cœur, c’est ce que dit ma copine Marie qui m’a proposé de te garder ce week- end le temps d’une escapade.
Depuis que je t’ai avec moi Juliette, je n’ai plus trop d’amis, seulement quelques copains et copines de passages, et quand ces dernières me voient avec un enfant, trouvent toutes les bonnes raisons de ne pas rester, et ça tombe bien, je n’ai pas envie qu’elles restent ! mais il y a Marie, la vraie, la confidente, la confiance absolue, qui veille sur nous comme sur son mari et ses enfants. Une longue histoire d’amitié qui ne s’est jamais déliée.
Marie me dit que tu as été très sage, tu as dessiné , fait tes leçons, et que tout s’est bien passé, et que tu m’a juste réclamé une centaine de fois !
9 octobre
Dès 10 heures je m’enferme dans mon bureau, prétextant un dossier important à régler, pour pouvoir appeler le notaire.
Je le questionne sur la maison, le prix, c’est une indivision et les enfants sont pressés de vendre, aucun n’ayant envie d’une maison à refaire en pleine nature, ils ne sont d’ailleurs pas venus la voir. Elle appartenait à leur père, décédé à l’hôpital, sans les avoir revus, eux qui le considéraient comme l’ Hermite du Cotentin , qu’ils avaient abandonnés au décès de leur mère . Il vivait là de peu, bien plus heureux qu’ils pouvaient le croire, tout le monde le connaissait, l’appréciait, lui rendait visite, pour l’écouter raconter ses histoires et légendes du pays et essayer d’obtenir une information, un secret, sur ses lieux de pêche au homard. Il souriait, ne répondait que par un silence en levant des sourcils et restait très mystérieux.
Rendez-vous est pris avec le notaire pour le samedi dans 15 jours…
21 octobre
Le vent s’est levé sur la baie mais le soleil domine. Nous avons roulé une bonne partie de la matinée, toi très sage à l’arrière, et moi dans mes pensées de crédit, de travaux, de bonheur.
Le notaire est ponctuel et pousse la porte un peu grippée par l’air et le vent. Une petite salle avec une cheminée, un évier qui devait aussi servir de lavabo, et deux petites pièces à suivre dont l’une garde encore un fouillis fait de tout et de rien et l’autre avec un lit défait de vieux draps épais et d’un édredon. La maison est restée en l’état après le départ du propriétaire à l’hôpital. Une casserole est encore dans l’évier, et une lampe à pétrole trône sur la table recouverte d’une toile cirée d’un autre âge, et de quelques mouches qui s’étaient aventurées dans la maison.
Attenant à la maison, un cabanon de briques qui sert de toilettes et de rangement d’outils de jardinage. De quoi faire une petite salle de bain.
Voilà dit le notaire, vous êtes toujours intéressé ?
Je ne veux pas précipiter ma réponse, je te regarde, tes petits yeux bleus sont remplis de questions.
On va habiter ici ?
Non ma puce, on reste à Paris mais je vais voir avec le monsieur si on peut acheter la maison et y venir un jour. Mais on fera des travaux pour que tu ais une belle chambre.
Voilà Estelle comment nous sommes venus jusqu’ici il y a maintenant 15 ans.
Quand tu vas découvrir cette histoire, je ne serai plus là. J’ai voulu la laisser chez le notaire pour être sûr que tu la trouverais. Je voulais que tu saches tout ce que je ne t’ai jamais dit.
Tu feras de la maison ce que tu voudras, elle est maintenant à toi, et je comprendrai que tu ne souhaites pas la garder et même t’y installer.
Si tu la gardes tu pourras changer le papier poupées de ta chambre qui date de tes 8 ans. Tu te souviens ? nous étions venus en vacances quand tous les travaux étaient finis, pour faire notre inauguration et le papier peint que tu avais choisi soigneusement dans un magasin parisien. Tu m’avais aidé à mettre la colle et à peindre les plaintes, plutôt bien pour ton âge et notre expérience !
En rentrant sur Paris on avait chanté tous les deux dans la voiture et le lundi tu étais partie à l’école toute heureuse en demandant quand on retournerait dans la maison.
Nous étions dans le 15e, près de Convention et l’appartement même agréable, était devenu petit.
L’école était à deux pas, tu y allais seule. A chaque visite médicale, l’infirmière te demandait si ton papa s’occupait bien de toi et si à la maison tu ne mangeais pas que des surgelés et des conserves. Ta grande fierté était de répondre que ton papa n’en faisait jamais et faisait bien la cuisine. Tu ne manquais pas de lui demander comment c’était chez elle ?
Oui Estelle tu feras ce que tu veux de la maison.
Il faut que je te dise une dernière chose, très importante :
Tu as eu des parents qui s’aimaient fort et qui avaient décidé un jour de venir découvrir cette région et depuis disaient sans cesse qu’ils viendraient y finir leurs jours.
Et puis tu es née, ils étaient fous de joie. Frère et amis furent invités à partager ce beau moment, et un vendredi soir chez le frère de ta maman, ils avaient beaucoup bu et t’avaient bien fêtée.
Le frère de ta maman Estelle, c’était moi ! celui que tu as appelé papa pendant toutes ces années ce n’est pas ton vrai père.
Ce soir-
là, en partant de chez moi, ils avaient décidés de te laisser dormir et de venir te rechercher le lendemain matin. Moi le célibataire qui ne connaissait pas grand-chose aux bébés, je n’arrivais pas à dormir et à peine tes parents partis je commençais ma ronde pour vérifier que tu respirais bien.
C’est vers 2 heures du matin que le téléphone a sonné, c’était la gendarmerie. Une voiture avait percutée un chevreuil, probablement à vive allure, les deux personnes à l’intérieur étaient mortes sur le coup.
J’étais effondré.
Je suis allé dès le lendemain avec toi à la gendarmerie pour expliquer qu’ils avaient une petite fille. Deux jours plus tard, un juge nommé pour la circonstance me demandait si j’acceptais de te garder avec moi, sinon c’était l’assistance ou une famille d’accueil.
Je n’ai pas hésité une demi seconde, je te promets !
J’espère que je resterai comme un bon père pour toi, tu restes pour moi la personne la plus importante de ma vie, et quand je m’endormirai à jamais ce sera avec ton sourire, et toutes ces années où sans le savoir tu m’as tant apporté.
Va à la petite église de Jobourg, là où je t’ai emmenée tant de fois chanter, l’acoustique y étant exceptionnelle.
Quand tu traverseras le petit cimetière coloré d’hortensias, dirige toi vers les bleus, c’est là que tu trouveras la tombe de tes parents, dans l’allée du milieu.
Voilà pourquoi un jour je t’ai dit que j’aimerais bien reposer là.
Ainsi, nous serons de nouveau réunis.
Je t’embrasse de tout l’amour que j’ai pour toi »