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                                                               Dans les pas de Lise

 

 

 

Lise est assise devant la baie vitrée de son appartement. La nuit est tombée de bonne heure en ce mois de mars, même si les journées commencent à rallonger un peu.

La ville est illuminée de ses lampadaires et par les fenêtres des immeubles et maisons, les lumières laissent deviner que des dîners sont en train de se préparer et des devoirs et leçons se terminer.

Les feux colorent la ville en rouge orange et vert, par intermittence, et le peu de circulation laisse la place aux retardataires des sorties de bureaux qui attendent que la circulation soit plus fluide pour rentrer. C’est un quasi silence qui ne laisse que les anges passer et veiller sur cette nouvelle nuit qui s’annonce. La lune est montée à son tour prenant la place du soleil.

Dame Nature a voulu qu’ils ne puissent se rencontrer que lors des éclipses.

Lise est perdue dans ses pensées, ses années défilent, ses souvenirs heureux, ses victoires, ses rencontres. Elle se laisse bercer par Chopin qui colore harmonieusement ses préludes de blanches et de noires savamment orchestrées.

Petite, Lise dansait déjà partout, dans la maison, dans la cour de récréation, dans sa chambre. Marie, sa mère, l’avait inscrite dans une association où elle se rendait tous les mercredis pour apprendre à danser avec plus de technique. Sa professeure en parlait comme d’une étoile traversant le parquet de quelques arabesques, prenant d’instinct les bons gestes sur les différentes musiques et quel que soit le rythme, inventant des chorégraphies dont nul ne savait où elle allait les puiser. Une imagination débordante, une créativité sans nom ni fin, une étoile de vie.

C’est ainsi qu’elle avait grandi jusqu’à rejoindre la faculté de Droit, où là encore, étudiante, elle suivait les cours d’une école de danse réputée et exigeante, et travaillait tant le classique que le modern jazz ainsi que la chorégraphie, dans laquelle elle excellait de par sa créativité. Elle ne manquait pas une émission musicale, non pas pour les chanteurs eux-mêmes mais pour les danseurs derrière chacun. Elle notait dans un calepin les tenues et les mouvements, qu’elle corrigeait d’un coup de crayon et modifiait pour les mettre à son idée. C’est dans cette école, lors de sa dernière année de faculté qu’elle avait rencontré Luis, un nouveau professeur ex danseur de renom, qui l’avait prise sous son aile et lui avait proposé de créer un spectacle.

C’est ainsi que l’apprentie chorégraphe jonglait avec ses études, les heures de danses, et son travail de création pour lequel elle échangeait régulièrement avec Luis sur des idées de tableaux.

Le spectacle avait été un grand succès, le public conquis par la prestation, les costumes, les musiques, tout y était ! l’école avait alors enregistré un regain d’inscriptions, jusqu’à devoir en refuser faute de places.

Ses études terminées et couronnées d’une mention, Lise avait choisi de créer sa propre école de danse, la « Free Dance Company ». Du jazz, du hip hop, du classique, elle enseignait tout ce qu’elle aimait, en professionnelle reconnue pour son savoir-faire, sa pédagogie, sa patience et sa bonne humeur. Ses élèves l’adoraient. Elle avait un plaisir fou à exercer sa passion et à la partager. C’est là qu’elle avait eu comme élève un certain Johann Karchewsky, qui tel un papillon virevoltait sur le parquet, un danseur d’exception, qui deviendrait six ans plus tard, grâce à son travail avec Lise, le Johann K, célèbre danseur et chorégraphe international.

Lise lui avait écrit plusieurs fois pour garder le contact, mais n’avait eu aucun retour de sa part. Le succès lui était-il monté à la tête, Lise en doutait et mettait cette absence de réponse sur le dos d’un planning ultra chargé.

C’est tout ce film de vie que Lise voyait ce soir se refléter dans sa baie vitrée, calée dans un fauteuil qui maintenant l’empêchait de danser à jamais !

Quatre mois plus tôt, alors qu’elle revenait d’une soirée de fête chez des amis, par fatigue, par manque de sommeil, elle s’était endormie sur la route du retour, quelques dixièmes de secondes qui avaient été fatales. Elle avait, dans un virage, percuté un muret qui l’avait projetée en trois tonneaux de l’autre côté de la route où heureusement un arbre avait arrêté la course de sa voiture. Les propriétaires de la maison, réveillés par le choc dans leur mur, avaient aussitôt prévenu les pompiers, qui, arrivés très vite, avaient extrait Lise avec difficulté, et vite constaté qu’elle avait un bras cassé, le visage tuméfié, mais surtout que ses jambes ne répondaient plus.

Elle avait pleuré des semaines entières, maudit la vie qui lui enlevait ce qu’elle aimait, pensé même à en finir avec elle, et c’est là que Luis, son cher professeur avec qui elle avait gardé des liens, était venu la voir, lui parler, et l’avait convaincue de monter un nouveau projet !

Son appartement réaménagé, sa vie de nouveau organisée, elle avait repris le chemin de son école, ses élèves fidèles étaient de nouveau bien là pour la réouverture, avec des envies de bien faire multipliées.

 

                                                                                                                                     ***

 

Chopin termine ses préludes et Lise sort de sa torpeur méditative. Le travail de ces derniers jours l’a beaucoup fatiguée, mais le projet est tel qu’elle garde l’énergie suffisante pour le mener au bout. Tout se bouscule dans sa tête, son calepin griffonné, raturé, mais la mémoire de tout ce qu’elle a à faire avancer. Et puis il y a Marion, une danseuse de sa troupe en qui elle a toute confiance et qui aujourd’hui « est » ses jambes pour mettre les gestes, les pas, les mouvements de sa troupe, en miroir et action de ses idées.

Sauts, pas combinés, arabesques, porté, battle, biting, breaking, mais aussi pas chassés, sauts de chat, pointes et demies pointes… tout y est ! La troupe travaille dur, motivée comme jamais. Aiguilles et ciseaux donnent forme aux costumes, chaque danseur réalisant ses propres tenues. Un photographe a réalisé un reportage dans Paris qui servira de décor aux différents tableaux.

« Paris sur Scène » prend forme à un mois du grand soir ! La billetterie est ouverte mais peu de places sont encore vendues, le Palais des Congrès coûte cher mais c’est le lieu que veut Lise pour ce retour. Tout espoir est permis, la publicité commence sur les réseaux, quelques premiers articles de presse, le bouche à oreille des familles et amis des danseurs, Lise est optimiste et ne se laisse pas sombrer dans les mauvaises pensées même si elle a engagé ses économies et les recettes de son école. Il sera bien temps dans un mois de se faire des cheveux.

 

J-2, un tiers des places vendu seulement, c’est un peu catastrophique ! C’est en début d’après-midi, la dernière répétition battant son plein, que le Directeur du Palais des Congrès vient voir Lise affolé. Je ne sais pas ce qui se passe, toutes les places se sont arrachées en une heure ce matin, nous sommes obligés de refuser les nouvelles demandes, le Palais des Congrès sera complet demain. Je vous propose d’ores et déjà de réserver une autre date pour une nouvelle représentation afin de pouvoir répondre aux nombreuses nouvelles demandes qui arrivent encore.

Lise est dubitative, à la fois la tête dans sa répétition et les derniers réglages, et à la fois dans cette nouvelle qui la rend heureuse mais qu’elle ne comprend pas. Pourquoi le public attend-il le dernier moment ?

C’est plus sereine qu’elle termine le dernier tableau et demande aux danseurs de rentrer chez eux se reposer, demain sera le grand soir et ils devront être au top !

 

                                                                                                                                   ***

 

Les murmures enflent dans la salle, le public arrive petit à petit et s’installe, Lise n’ose pas aller voir et veut rester concentrée sur l’organisation, vérifier les costumes, rassurer les danseurs au stress grandissant. Tout semble bien réglé comme elle l’a voulu et pensé.

Les lumières baissent puis s’éteignent, la musique démarre, et le grand rideau rouge s’ouvre sur des danseurs en noir et blanc avec pour fond de scène, sur l’écran géant, une photo de Paris vue d’un drone. C’est l’ouverture de «Paris sur Scène», sur une musique jazz des années 20. Les saxos donnent le tempo aux mouvements parfaitement synchronisés des danseurs. Puis un fondu enchaîné change le décor, et c’est une rue pavée du Marais qui apparaît et des danseurs hip hop, en jean et baskets, qui entrent par la droite et prennent la place des précédents qui s’enfuient à gauche. Les gestes sont précis, ils tournoient sur les mains, rebondissent, ondulent sur le ventre, sauts arrières et avants, un feu d’artifice rythmé qui va sans transition laisser à nouveau la place à une musique de Tchaikovsky, et à trois danseuses sur la pointe des pieds qui traversent la place du Trocadéro.

Tour Eiffel, Champs Elysées, caveau de jazz, la Seine, Notre Dame, c’est une véritable visite dansée de Paris pendant une heure trente.

 

Quand arrive le final, coloré de drapeaux bleu-blanc-rouge, le public s’est levé, c’est une standing ovation. Les danseurs font une haie d’honneur à Lise qui apparaît dans son fauteuil roulant, tout sourire, intimidée et heureuse de ce succès. Les applaudissements ne s’arrêtent pas, quelques fleurs sont lancées sur scène et un gros bouquet est apporté à Lise par une petite fille en tutu. L’ovation dure pendant une bonne quinzaine de minutes et il faut que les lumières se rallument et que le rideau se ferme pour que la fête s’arrête vraiment.

Tous les danseurs retournent dans les loges et Lise vient avec eux féliciter sa troupe pour cette soirée exceptionnelle qu’ils ont offerte !

 

                                                                                                                                       ***

 

C’est un toc toc discret à la porte qui la fait se retourner, et la tête qui passe par l’ouverture n’est autre que Johann K !

Lise a les larmes aux yeux quand il s’approche d’elle, l’embrasse, et la serre dans ses bras.

Exceptionnel dit-il, magique, énorme, il n’y a pas de mots pour ce que tu viens de montrer avec tes danseurs. Une chorégraphie d’exception ! J’étais sûr que tu allais nous donner un spectacle grandiose !

Mon agent et moi avons avant-hier appelé les écoles et associations de danse, la presse, les radios locales et je crois savoir qu’hier matin c’était un peu la panique à la billetterie. Il sourit en disant cela.

Je te dois beaucoup Lise, tu m’as tout appris quand j’étais ton élève et je te devais bien d’être là ce soir, d’abord pour m’excuser de n’avoir pas répondu à tes lettres, par négligence et manque de temps, mais surtout pour te proposer de refaire ce spectacle dans quinze jours, le Palais des Congrès est réservé et j’aimerais danser avec ta troupe dans un des tableaux de ton choix.

Lise pleure !

Et puis Lise, j’aimerais que tu m’accompagnes dans ma tournée aux Etats Unis dans un mois, pour être un peu mon coach une nouvelle fois ! Tu as juste à dire oui !

Lise rit, pleure, ne sait plus où elle en est, se pince pour être sûre de ne pas rêver. Les danseurs sont derrière elle, applaudissent, et font des selfies avec Johann.

L’étoile que tu es a tellement fait pour le papillon que je suis, que le papillon veut dire merci à son étoile, à sa bonne étoile !

 

 

Lise est aujourd’hui chorégraphe auprès de Johann. Ils ont le projet d’un spectacle où elle serait sur scène elle aussi, dans son fauteuil.

Ils ont déjà trouvé le titre : « Dans les pas de Lise ».

 

 

Donville le 2 août 2019

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