Montparnasse 17h30
C’est à vous de jouer !
2 décembre
Julien n’a rien vu venir quand sa voiture est allée s’écraser contre la rambarde du périphérique. La fatigue de ses soirées à travailler et il s’est assoupi une seconde, mais le temps de sortir de la chaussée et fracasser sa voiture. La voiture a rebondit sur terre-plein, effectué deux tonneaux et les arbres à cet endroit ont heureusement stoppé sa course. Il s’est réveillé dans une chambre bleue à l’hôpital sans aucune notion de temps ni de où il était et sans aucun souvenir de ce qui s’est passé.
Il constate qu’il a les mains bandées et une forte douleur aux côtes qui doivent être cassées. Il bouge ses orteils pour voir si tout est ok, il essaye de se relever légèrement tout semble mobile malgré la douleur. Il porte une minerve ce qui lui fait penser qu’il a dû avoir le coup du lapin. Les airbags se sont parfaitement déclenchés, c’est grâce à eux qu’il a la vie sauve. L’infirmière lui apporte un plateau repas.
- Je suis ici depuis combien de temps ?
- Vous êtes entré il y a 24 heures après un accident de voiture. Vous avez eu de la chance, deux côtes cassées et des doigts fracturés. Vous vous en sortez bien !
15 juillet
Morgane est violoniste dans le grand orchestre de Paris et elle s’apprête à rejoindre St Malo pour participer au festival des musiques de la mer, un concert important pour l’orchestre auquel elle appartient dans un festival qui regroupe chaque année des musiciens de tous pays. Le festival dure trois jours pendant lesquels ils vont jouer le concerto numéro 5 de Beethoven. C’est un véritable honneur pour l’orchestre d’être invité et pour rien au monde elle ne voudrait rater cette opportunité de jouer dans un tel événement.
Les répétitions se sont accélérées depuis un mois, il faudra être au top niveau. Le stress monte déjà un peu…
Morgane range son violon dans son étui et ferme sa valise avec sa tenue pour le grand soir ainsi que quelques chemises, short, baskets. Elle compte bien rester deux jours de plus et profiter de la mer et de la plage mais aussi d’une balade dans cette belle ville fortifiée. Elle ferme la porte de son petit appartement, prend le vieil ascenseur en priant comme à chaque fois de ne pas rester bloquée, et se dirige vers le métro pour rejoindre Montparnasse.
Julien est sorti mi-décembre de l’hôpital et a dû faire depuis beaucoup de rééducation de ses mains. Ce sont ses outils indispensables à sa passion et à son métier. Julien est pianiste. Chaque jour depuis janvier, il s’est mis devant son synthé, il ne peut avoir de piano dans sa chambre de bonne comme il dit. Il a laissé pendant 4 mois son travail dans le piano bar où il joue chaque soir, ne pouvant jouer et s’est appliqué chaque jour et pendant des heures à travailler et retrouver la dextérité de ses doigts sur le clavier.
Et puis en mai, il s’est présenté de nouveau au « Jackson bar »son lieu de prédilection, et a joué tous ses morceaux prévus, sans trop de problème et s’est rassuré pour l’avenir et pour reprendre ses soirées musicales. Il adore ce qu’il fait, il sait fort bien qu’il est difficile de jouer devant un public qui mange ou boit des cocktails, qui l’écoute à peine, mais il sait aussi qu’il créait une ambiance très appréciée au vu des pourboires récoltés à chaque fois. Il souhaite un jour pouvoir jouer avec un orchestre ou avec une chanteuse de jazz. Il compose également et profite de ces soirées pour jouer ses propres morceaux.
Sa grande idée dès cet après-midi et d’aller chercher un autre public. Pour cela il va aller jouer vers 17h30, au moment de grands départs, sur le piano de Montparnasse, mis à la disposition de chacun comme dans plusieurs gares en France avec la mention : « c’est à vous de jouer » ! Une belle salle de concert improvisée ! Il compte bien être vu et se dit qu’il pourra peut-être faire des rencontres professionnelles pour avancer dans sa carrière, voire même enregistrer ses compositions. Si cela fonctionne il ira ainsi chaque semaine jouer des morceaux du répertoire et de ses compositions.
…/…
Quand Morgane arrive à Montparnasse elle traverse le long couloir et le tapis roulant de la ligne 4 et prend les escaliers roulants qui mènent au niveau de la gare, son étui de violon en bandoulière en traînant sa valise à roulettes. Elle franchit les portes battantes du métro et prend de nouveau les escaliers roulants vers le hall central. Elle a une bonne heure d’avance mais elle déteste courir et préfère largement arriver plus tôt et attendre devant un café en observant les voyageurs, les familles, les départs et les retrouvailles, les hommes d’affaires et les touristes qui traversent d’un pas rapide souvent ce grand hall pour se rendre sur les quais. Attablée devant son café, elle entend une mélodie s’échapper d’un piano sur sa gauche, un air qu’elle connaît bien, « Imagine » de John Lennon. Quelques voyageurs sont réunis et écoutent en attendant leur train, puis applaudissent à chaque morceau. Le pianiste ne s’arrête pas et enchaîne des airs plus ou moins connus, peut-être des compositions?
Elle quitte sa place en terrasse du bar et rejoint le petit groupe pour écouter le pianiste inconnu dont les mains courent sur le clavier. Morgane s’approche du pianiste, son étui à la main. Celui-ci termine son morceau et lui demande si c’est un violon qu’elle a là.
« Vous jouez du violon ?"
"Oui dans un orchestre de musique classique"
"Tchaïkovski ?"
"Oui la mélodie pour violon et piano »
Morgane ouvre son étui, sort son violon et son archer, puis ils s’accordent ensemble. Julien sort une partition de son sac, mais ce morceau, il le connaît par cœur, car il le jouait souvent avec sa mère. Il est très ému.
La mélodie démarre et monte dans le grand hall, le petit public est toute ouïe. Quelques annonces de gare viennent un peu perturber ce moment magique, mais les gens restent concentrés. Certains vont sûrement rater leur train !
Morgane se dit qu’il va être temps de rejoindre le sien, pas question de le louper. Ils terminent sous les applaudissements de la vingtaine de voyageurs conquis. Julien lui demande si elle veut jouer autre chose et elle répond qu’elle doit filer prendre le TGV.
" Je vais à St Malo jouer dans le cadre du Festival. "
"Retrouvons-nous vendredi prochain si vous pouvez vers 17h30, nous verrons ce que nous pouvons jouer ensemble ! "
" OK, rendez-vous vendredi !"
"Bon voyage et surtout bon concert !"
Vendredi 23
17h15 Morgane sort du métro et se dirige vers la gare, étui à la main et un petit sac avec des partitions. Elle monte les escaliers vers le hall et aperçoit le piano, une jeune fille est assise et joue une valise posée à côté d’elle. Julien est debout à côté et semble lui montrer quelque-chose. « Bonjour, alors ce concert ?"
"Un grand moment rare, du stress mais quel plaisir !"
"Je donne un cours express et quelques conseils à cette jeune fille. C’est aussi une de mes idées en venant ici que d’apprendre à des pianistes en herbe qui n’osent pas se lancer ou ne peuvent prendre des cours et aimeraient découvrir le piano tout simplement. C’est ma façon de rendre service et de partager ma passion."
"Très riche et belle idée !"
La jeune fille s’échappe en remerciant Julien qui s’installe devant le clavier.
"Aujourd’hui nous pourrions refaire notre morceau de Tchaïkovski un peu comme un symbole de notre rencontre. L’idée, si vous êtes d’accord, serait de pouvoir se retrouver tous les vendredis à 17h30 pour faire un mini concert de trente minutes, par exemple, et ainsi laisser la place à d’autres qui souhaitent jouer ?"
"C’est ok bien sûr, pour cela il faut que l’on décide ce que l’on pourrait jouer pour le travailler pendant la semaine et il faudrait que l’on échange nos téléphones pour nous caler"
"Je propose du Beethoven, du Fauré, du Debussy, du Schumann, tous ont écrit des mélodies pour piano et violon"
" Ok travaillons Beethoven et Debussy cette semaine pour jouer vendredi prochain ! Parfait ! »
Morgane ouvre son étui et sort son violon et son archer. Ils s’accordent un instant et les notes de Tchaïkovski s’élèvent de nouveau dans le hall laissant les passants muets. Le rendu est saisissant et l’acoustique de la gare se prête parfaitement à la légèreté du morceau. La quarantaine de voyageurs qui s’est massée derrière eux applaudit et en redemande. C’est pour l’instant notre seul morceau mais nous vous donnons rendez-vous lors de vos prochains voyages ! dit Julien en riant.
Morgane range son violon, et Julien reprend deux succès de la chanson française que quelques-uns fredonnent en allant prendre leur train. "Rendez-vous vendredi même lieu même heure" dit Julien en riant.
Dès le lundi Julien appelle Morgane pour fixer les quatre morceaux à travailler pour vendredi dont Tchaïkovski qui est l’incontournable.
« Est-ce que l’on pourrait se voir chez moi, je n’ai pas de piano mais j’ai mon synthé, pour répéter au moins une fois ?"
Bien sûr, jeudi en début d’après-midi ? OK »
…/…
Morgane arrive vers 14h le jeudi à l’adresse indiquée. Elle monte les cinq étages à pieds pour atteindre la fameuse chambre de bonne. Une petite cloche ajoutée à l’entrée permet de faire savoir sa présence et rapidement la porte s’ouvre sur un joli studio, plutôt cosy et bien aménagé et pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver dans une chambre de bonne de garçon !
« C’est petit chez moi mais je m’y suis sent bien et je n’ai jamais voulu changer pour un appartement plus grand et mieux desservi »
Partitions à l’appui ils attaquent très vite par leur Tchaïkov, l’acoustique est parfaite, et le synthé imite plutôt bien le piano. Puis c’est au tour des trois morceaux qu’ils ont travaillés chacun de leur côté. Ils trouvent vite leurs marques comme par magie mais aussi professionnalisme. Beethoven, Fauré et enfin Debussy, rejoignent pour un instant la chambre lui donnant un air poétique et fleuri. C’est comme si ce duo existait depuis longtemps.
Il est 18h quand Julien décrète qu’ils sont fin prêts pour demain.
« Rendez-vous 17h15 le temps de s’accorder et se préparer »
Morgane range son violon pendant que Julien reprend un « imagine » en guise d’au revoir.
« A demain chère violoniste !"
"A demain cher pianiste" répond Morgane en ouvrant la porte et en souriant.
Vendredi 30 juillet 17h30
Le hall de Montparnasse est rempli de voyageurs en partance vers les vacances et probablement la mer. Julien s’installe sous le regard de quelques curieux qui attendent assis par terre sur leurs valises. Morgane arrivée dès 17h, est prête, ils se sont accordés. Elle prend une grande respiration et au regard de Julien elle entame. Tchaïkov prend d’un coup son envol, les voyageurs ralentissent, très vite un groupe se forme et ils sont cinquante, peut-être plus à applaudir très chaleureusement. Quand Beethoven prend la suite une bonne trentaine de voyageurs supplémentaires s’arrête aussi, et quand viennent Fauré et Debussy, le hall s’est comme transformé en une salle de concert qui vibre un instant sous des applaudissements nourris.
Photos, films, sourires, félicitations, viennent enrichir encore l’instant. Alors sans se faire prier ils rejouent leur Tchaïkov fétiche ! Quelle expérience, quel bonheur ! Julien se sent récompensé de tout son travail de rééducation pour retrouver son meilleur niveau. Morgane est aux anges, c’est la première fois qu’elle joue en duo, et quelle première fois ! À refaire sans modération !
C’est ainsi que chaque vendredi à 17h30 ils se retrouvent pour leur mini concert où de nombreux voyageurs participent mais de plus en plus de parisiens connaisseurs les rejoignent sans avoir à prendre un train. Un public de fidèles est né.
10 octobre 17h30
Comme chaque vendredi maintenant le duo fait la joie de nombreux voyageurs dans le hall, le public a changé, plus d’hommes d’affaires, d’étudiants rentrant chez eux… Julien s’installe mais s’inquiète que Morgane ne soit pas encore arrivée ce qui n’est pas son genre du tout elle qui est plutôt là bien en avance. Est-elle malade, a-t-elle un problème de métro ? Julien regarde son téléphone, pas d’appel ni de sms. Il se dit qu’il va quand même jouer son répertoire et quelques compositions et il entame « imagine » un de de ses préférés.
Il entend un brouhaha dans son dos mais ne peut se retourner pour voir de quoi il s’agit, ça s’agite un peu, des voyageurs excités peut-être ? Il joue restant concentré sur son clavier.
Le morceau se termine, il se retourne sous les applaudissements d’un public qui s’est bien élargi, et découvre une dizaine de musiciens, violons, clarinettes, flûte traversière, et même un violoncelle, et un chef d’orchestre, qui a trouvé l’idée de Morgane originale et amusante, qui lui sourit en voyant sa tête. Morgane lui fait un clin d’œil, et vient vers lui pour lui apporter une partition: Valse numéro 2 de Dmitri Shostakovich. Julien la connaît pour l’avoir souvent écoutée avec ses parents qui aimaient danser dessus. Morgane est ravie d’avoir réussi sa surprise. Le mini concert est un triomphe, les voyageurs en redemandent, quelle belle idée! certains en auront peut-être loupé leur train !
Dimanche 24 décembre
Aujourd’hui c’est le traditionnel concert de l’orchestre de Paris. Les soixante musiciens sont là, dans leur tenue chic et noire. Morgane est au milieu des violons. Le chef d’orchestre entre sous les applaudissements du public de l’opéra Garnier. Julien, sur proposition du chef d’orchestre lui-même , va jouer le premier morceau avec l’orchestre. Le concerto numéro 5 « l’Empereur » de Beethoven. Un exercice difficile au piano qui lui a permis aux répétitions de se rassurer quant à la dextérité retrouvée de ses doigts. Il reviendra en deuxième partie pour un duo avec Morgane, piano et violon de Tchaïkov.
Sa mère aurait tant aimé le voir là, c’est ce à quoi il pense en entendant les applaudissements!
…/…
Maintenant
Si maintenant vous devez passer par Montparnasse, un vendredi vers 17h30, allez du côté du piano, dans le hall au milieu des commerces.
Si un pianiste et une violoniste se préparent, ce sera peut-être eux !