LES QUATRE VENTS
La maison de l’enfance
Elise ferme la porte de sa cabine de plage pour la toute dernière fois !
Elle tourne la clé, vérifie que la porte est bien fermée. C’est son rituel depuis toujours, même si maintenant il n’y a plus rien à voler. Elle est totalement vide.
Jouets de plage, cerfs-volants, porte-manteaux, bouées… Elise a tout mis dans de grands sacs que Louis a déjà remportés à Paris et rangés dans la cave de leur résidence. Elle reste silencieuse quelques instants devant « Les Mouettes », la cabine qui est dans la famille depuis tant d’années, pour ne pas dire des générations, et transmise lors du décès de sa mère il y a 18 ans.
C’est une cabine qui a vu passer ses grands-parents, ses parents, ses enfants et petits-enfants, et aussi les copains. C’est un lieu de rendez-vous où tous se retrouvaient chaque année l’été et parfois même pendant l’année.
La mairie a décidé d’aligner de nouvelles cabines colorées, et met fin aux concessions familiales historiques pour organiser les nouvelles implantations.
Elise est dans ses pensées devant la porte, vérifie une nouvelle fois qu’elle est bien fermée, tout en sachant pertinemment que le bulldozer qui va venir l’écraser n’aura pas besoin de clé.
Son train part dans 2 heures et elle a maintenant encore le temps de passer devant la maison pour une photo souvenir. Elle ne l’a pas revue depuis quelques mois. Trop difficile !
Elle reste figée devant le portail en voyant un grand panneau « à vendre » avec les coordonnées de l’agence immobilière. Elise prend une photo de la maison et du panneau et il y a comme un éclair dans sa tête.
Puis elle file vers la gare, la tête toute retournée par ce qu’elle vient de voir. Elle s’arrête au tabac-presse, le temps d’acheter un journal, et marque une pose devant le rayon papeterie où un cahier à spirales et à petits carreaux aux couleurs de la station balnéaire semble lui faire un signe. Et si elle écrivait ses souvenirs d’ici pour transmettre aux enfants et petits-enfants ?
Elle paye et rejoint la gare. Louis doit l’attendre à l’appartement à Paris, s’il n’a pas profité de l’absence d’Elise pour passer un peu de temps à son cabinet d’ophtalmo. Il suit encore quelques patients, ayant passé en grande partie la main à son associé, avant de partir définitivement d’ici un an.
Il saura la réconforter après toutes ces émotions.
Le TER donne un rythme à son écriture et malgré quelques dérapages de stylo avec les secousses, les mots viennent d’eux-mêmes. Les yeux humides, Louise pose ses premiers souvenirs sur les petits carreaux. Elle raconte ses propres vacances avec ses grands-parents et parents, ses étés de bonheur avec les cousins, tous entassés dans les chambres, les parties de cartes jusqu’à point d’heure, rires, chuchotements, batailles d’oreillers, et les grandes journées à la plage avec le pique-nique, la pêche aux crevettes, les balades. Des vacances familiales simples et heureuses.
Puis elle en vient à l’héritage et à la maison « les Quatre Vents ».
« J’ai hérité de la cabine de plage quand maman est décédée de son cancer il y a 18 ans. Elle l’avait reçue elle-même de sa mère. C’était la tradition familiale. Louis, votre papa et Papy, médecin ophtalmo, mais aussi grand bricoleur devant l’éternel, avait refait complètement le toit usé par les pluies et avait posé une peinture de bateau pour le protéger des intempéries et du soleil. Elle gardait tout son charme et plus d’une fois on m’a même demandé si je la vendais. Et puis nos quelques travaux familiaux de peinture, d’isolation et d’aménagement nous ont permis de nous retrouver régulièrement et nous donner de bons prétextes pour réunir la famille.
Au décès de maman j’ai également hérité de plein droit, en tant que fille unique, de la maison de la mer, « les Quatre Vents », dans la famille également depuis quelques générations. Une grande bâtisse avec un jardin gazonné et fleuri. Si nous arrivions à bien gérer et entretenir la cabine, qu’allions nous faire de cette grande maison en plus de notre résidence parisienne ? D’autant plus qu’elle était aménagée très simplement, pour passer des étés et quelques vacances de Pâques avec les petits-enfants. Il fallait faire de nombreux travaux de peinture, de chauffage, la cuisine à aménager, les cabinets de toilette à améliorer, pour ajouter un confort permettant d’y venir plus régulièrement.
Après quelques semaines et nuits de réflexion, nous avons décidé, à contre cœur, il faut le dire, de la vendre. La charge était trop lourde. Vous nous en avez un peu voulu sans trop en parler mes chéris car vous avez bien compris notre dilemme notamment financier. Maman a dû se retourner dans sa tombe, la transmission intergénérationnelle s’arrêtait là ! Mais on ne pouvait vraiment pas faire autrement »
Le voyage passe très vite!
Elise a peu regardé le paysage et le journal est resté dans son sac.
Arrivée à Montparnasse, Elise, encore trop dans ses pensées, n’a pas envie de rentrer tout de suite. Il lui faut environ 30 minutes à pied pour rejoindre l’appartement. Elle veut passer encore un peu de temps dans son cahier et ses souvenirs. Quand elle traverse le hall de la gare, elle s’arrête un instant pour écouter un jeune homme au piano mis à disposition par la gare, et une jeune fille au violon, très applaudis par des voyageurs qui se sont massés en attendant probablement leur train (1)
Elise sort de la gare et se dirige vers la maison. Elle s’arrête dans un café-brasserie « le Welcome » où elle aime s’asseoir de temps en temps, à l’intérieur ou en terrasse, suivant les saisons. Elle y a une table préférée d’où elle peut observer la rue, elle adore ça. Elle aime y retrouver Louis parfois, après ses journées de consultations, avant de rentrer tous les deux à l’appartement. Le Welcome est un café « suspendu ». Il est possible de payer par avance un café, un sandwich, un plat du jour, que le patron pourra offrir à une personne dans le besoin. Il accroche la note bien en vue à un fil tendu sur un mur et sait ainsi en permanence ce qui est à disposition. Quelques habitués, souvent sans domiciles ou sans argent, passent régulièrement pour un café ou un repas chaud. Une superbe idée, et le fil est très souvent garni de tickets grâce au bon cœur des clients.
Elise s’installe à sa table heureusement libre, les clients, ce jour-là, étant plutôt en terrasse par ce beau temps. Elle sort son cahier et commande un café pour elle et un plat du jour à offrir. Elle jette un œil au journal et un des titres lui saute aux yeux. « Et vous, rachèteriez-vous votre maison d’enfance ? » (2)
Elle lit les premières lignes. Un sondage indique que 17% des Français y pensent. Elle lira complètement l’article à la maison.
Elle reprend ses écrits mais la tête n’y est plus. Elle ne pense plus qu’à l’article, au panneau de l’agence immobilière découvert à la maison de bord de mer, celle de son enfance. Louise referme son cahier et le range avec son journal dans son sac de voyage. Au moment où elle se lève, un homme âgé et courbé entre dans le café, salue le patron qui lui retourne un « salut Dédé !
- Y a-t-il quelque chose à manger pour moi demande Dédé ?
- Oui Dédé ! La dame qui est là-bas vient de régler un plat du jour. Tu vas pouvoir te régaler.
- Un grand merci Madame dit Dédé !
- Avec très grand plaisir Monsieur, répond Elise, et bon appétit !
Elise sort, sourit à Monsieur Dédé, adresse un signe au patron et file vers l’appartement.
(1) Lire « Montparnasse 17h30 c’est à vous de jouer »
(2) Article Ouest-France du 18/07/25
Elle se jette dans les bras de Louis qui l’attend et la serre car il devine l’émotion qu’elle a et qu’elle doit libérer de quelques larmes. Pas un mot, elle n’en a pas la force, Elise a besoin avant tout d’évacuer tout ce qu’elle a accumulé depuis qu’elle a fermé la cabine.
Ce n’est que deux jours plus tard qu’elle lit l’article du journal, les histoires de celles et ceux qui ont racheté leur maison d’enfance, les regrets quand il a fallu la quitter, la joie quand ils l’ont retrouvée, les reproches des familles lors de la vente, les problèmes de budgets pour l’entretien. Retrouver les odeurs, les grincements des marches d’escaliers, les bruits de la nuit, le jardin, et même si les lieux ont été modifiés, c’est l’enfance qui refait surface et mouille les yeux.
Les maisons de l’enfance n’appartiennent qu’aux souvenirs que chacun garde et que rien ne peut effacer!
Ce matin au petit-déjeuner avec Louis, Elise lance :
- Et si on rachetait « les Quatre Vents » et que l’on quittait Paris pour y vivre définitivement ?
- Louis sourit surpris par la proposition. Tu es sérieuse ?
- Très sérieuse ! Et si tu es d’accord, bien sûr !
- Je suis d’accord, je sais à quel point tu tiens à cette maison et de mon côté, j’en ai marre de Paris. Quand je quitterai complétement le cabinet dans un an je n’aurai plus de raison d’y habiter et je pourrai faire les quelques allers-retours pour mes quelques consultations un jour par semaine.
- Alors sans attendre appelons l’agence pour savoir si la maison est toujours disponible.
13 octobre : rachat de la maison
5 mai : fin des travaux, emménagement et mise en vente de l’appartement parisien
4 juin : demande de location d’une cabine à la mairie
2 juillet : toute la famille est réunie de nouveau dans la maison et à la cabine pour un nouvel été familial.
Des cris, des jeux, des sourires, des copains retrouvés, comme avant !
« Les Quatre Vents » août 2025